Son mari s’est chargé de la décoration. Lucienne, elle, n’a plus la force de planter un clou. Sur les murs bleus de la chambre, il a accroché un portrait, un tapis, une affiche, souvenirs de leur appartement parisien, où sa femme ne mettra plus jamais les pieds. «J’étais si jolie sur les photos», sourit Lucienne, 93 ans. Emmitouflée dans une robe de chambre, elle raconte sa carrière de modèle pour le peintre Matisse, ses virées aux Etats-Unis et son amitié avec le Prix Nobel Pablo Neruda. «Mon mari me fiche à la porte après cinquante-six ans de vie commune, c’est dur à avaler! s’insurge- t-elle. Et mon fils, que j’aime tant, habite à l’étranger.» Lucienne, qui plaisait tellement aux hommes et aux artistes, termine sa vie dans une maison d’accueil pour personnes âgées, gérée par l’Association de gérontologie du XIIIe arrondissement parisien.
Dans la salle à manger, Germaine, 78 ans, qui boude trois vieilles pensionnaires scotchées devant Dallas, accuse, elle aussi, les siens de dérobade. «J’en veux à ma fille de me laisser ici, soupire-t-elle. Je n’aurais jamais cru qu’un enfant puisse faire autant de mal à sa mère.» Le mal, dit-elle, c’est de l’avoir forcée à quitter Nice. Le mal, insiste-t-elle, c’est de l’avoir abandonnée. Quand leur corps vacille, quand leur mémoire flanche, quand ils ne peuvent plus vivre seuls, les vieux parents se tournent vers ceux qu’ils ont aimés et épaulés toute leur vie: les enfants. Confusément, ils demandent à leur progéniture de les protéger à leur tour. C’est un juste retour des choses, disent-ils, tant ce devoir filial d’assistance semble inscrit dans les gènes. On vit des histoires d’amour, on se marie, on se quitte, mais on ne divorce pas de ses géniteurs. Jamais la solidarité d’une génération envers l’autre n’a été autant sollicitée: plus de 1 Français sur 5 a dans son entourage proche un parent qui ne peut vivre seul. Mais comment aider ces pères, ces mères, ces oncles, ces marraines très âgés qui réclament une présence, une assistance, un hébergement ? Comment rendre leur vieillesse digne d’être vécue? Que faire pour nos vieux parents quand les aimer ne suffit plus ?
Pour la première fois, en France, quatre générations de personnes coexistent au sein d’une même famille. Pour la première fois, il y aura bientôt plus de grands-parents que de petits-enfants. Et pour la première fois, la dépendance des personnes âgées n’est plus une histoire de famille, c’est un casse-tête national. D’ici à 2040, les personnes âgées de 80 ans passeront de 1,5 million à 5 millions. De même, les nonagénaires, qui ne sont «que» 350 000 aujourd’hui, seront 1,3 million. Après avoir réussi à réduire la mortalité infantile, notre société fait miroiter une existence de plus en plus longue à ses adultes: l’espérance de vie, à la naissance, atteint 82 ans pour les femmes et 74 ans pour les hommes, et l’espérance de bonne santé frôle respectivement les 70 ans et les 65 ans. Ce défi démographique et médical, d’une ampleur sans précédent, sera au cœur du colloque européen baptisé «Vieillir est d’abord une chance», qui réunit des médecins, des démographes, des assureurs et des députés, à Niort (Deux-Sèvres), du 25 au 28 octobre. Un enfant sur deux qui naît aujourd’hui pourra devenir centenaire. Mais peut-on promettre le bonheur à 100 ans ?
En France, on n’aime pas les gens âgés qui ont l’air vieux. «Alors qu’ils n’ont jamais été si nombreux, les vieillards font peur, parce qu’ils nous forcent à nous projeter dans notre propre vieillissement», souligne l’anthropologue Bernadette Puijalon, qui préside le Comité personnes âgées de la Fondation de France. Jeanne Calment est morte à 122 ans. On l’a filmée, observée, embrassée. On en a fait un phénomène. Mais qui aurait rêvé d’elle comme grand-mère? Quand nos parents deviennent des vieillards, ombres d’eux-mêmes, silhouettes ratatinées, il faut faire le deuil de ces femmes et de ces hommes qu’on a connus si actifs. Pour accepter de les aimer tels qu’ils sont: de petits vieux parfois honteux de jouer les prolongations. En toute franchise, Catherine, 40 ans, raconte l’enfer qu’elle a vécu en s’occupant de son père, atteint de la maladie d’Alzheimer à 78 ans. «Entre ses coups de fil à 3 heures du matin, ses sorties en pleine nuit, ses crises de boulimie, c’était un calvaire, dit-elle. Mon mari et moi avons tenu neuf mois avant de le confier à une institution, tant on se sentait coupables de l’abandonner. C’est terrible à dire, mais je me dis que je ne voudrais pas finir comme lui.» En France, environ 1,3 million de personnes âgées sont dépendantes: elles ne peuvent plus se laver, s’habiller, manger ou marcher seules. «La dépendance est liée non pas à l’âge mais à l’apparition de maladies, précise le Dr Jean-François Dartigues, spécialiste du vieillissement à l’Inserm (Bordeaux). Les plus fréquentes, celles qui causent le plus de dépendance, sont les démences, comme Alzheimer, les dépressions, les fractures du col du fémur, puis la surdité.»
Les familles qui cherchent à prendre en charge leurs aînés sont moins nombreuses que par le passé, mais continuent à jouer un rôle essentiel. La famille reste le principal pourvoyeur de soins aux personnes âgées, affirme le sociologue Claude Martin (voir l’interview ci-contre). Une étude du Credoc montre qu’en 1995 80% des personnes âgées confinées au lit ou au fauteuil bénéficiaient d’une aide de leurs proches, qui, dans un cas sur deux, étaient leur seul soutien. C’est la génération du baby-boom, celle qui est âgée de 45 à 55 ans, qui les prend en charge. Parfois à grand-peine. Faute de temps. Faute d’argent. «C’est une génération sandwich, analyse le chercheur Serge Clément, spécialiste au CNRS des relations entre les vieux parents et leurs descendants. Ces adultes sont coincés entre leurs propres enfants, qui restent de plus en plus tard à la maison, et leurs parents, qui glissent dans une déchéance dure à supporter.» En clair, il y a le petit dernier qui ne se décide pas à quitter la maison, celui qui ne peut pas partir car il est au chômage, celui qui revient après un divorce, les parents malades dont il faut s’occuper, et les petits-enfants que l’on garde pour soulager une maman débordée. Le tout avec un vaste sentiment de culpabilité lorsqu’on part quelques jours en vacances au soleil.
Lâchées par l’Etat, qui continue de miser sur cette solidarité familiale inespérée pour ne pas creuser le trou de la Sécu, les familles dévouées à leurs vieux parents s’épuisent. «C’est une dette, elle a élevé son fils, il est normal qu’il l’entoure», raconte Valérie, à propos de sa belle-mère. C’est déjà dur de voir quelqu’un qu’on aime se diriger vers la mort, c’est invivable de le voir, en plus, malheureux et de se sentir impuissant à l’aider, parce ce qu’on habite trop loin ou parce qu’on n’a pas les moyens. Ecartelés entre leur travail, leur couple, leurs enfants et leurs vieux, les baby-boomers trouvent parfois l’exercice de la solidarité intergénérationnelle bien indigeste. Rejet, pitié et devoir de prise en charge plombent les liens filiaux. Les personnes interrogées par l’Ifop pour L’Express en 1998 (24 décembre 1998) disent attendre de leur enfant qu’il les aime (32%), qu’il soit leur complice (13%), qu’il ait l’esprit de famille (35%) et qu’il les entoure plus tard (17%). Mais quand ils le font, tout le monde s’y perd. Les enfants ne savent plus très bien s’ils aident leurs parents par reconnaissance ou par obligation – il y a sans doute un peu des deux – et les anciens se lamentent: «Ne suis-je plus qu’un fardeau?» Pour justifier l’attention qu’on leur porte, pour se rendre utiles aussi, les personnes âgées sont de plus en plus nombreuses à donner de l’argent aux jeunes. A 80 ans, un couple consacre 12% de son revenu, en moyenne, à aider ses descendants. Mais ce sont surtout les donations, plus fréquentes depuis qu’une mesure fiscale prise en 1992 prévoit des exemptions fiscales, qui ont le vent en poupe: en 1994, on a recensé plus de 218 000 donations, contre seulement 140 000 trois ans plus tôt.
La solution du maintien à domicile
Quand la dépendance gagne, toute la famille se mobilise. Ils sont quatre frères et s?urs dans le clan de Bernadette, 54 ans, à prendre soin de leur vieux père, atteint des maladies d’Alzheimer et de Parkinson. Surtout les filles, qui habitent à proximité. «L’une s’occupe de la Sécu, l’autre de la garde à domicile, la troisième de la banque, et pour les visites, on alterne, explique-t-elle. On a choisi de maintenir notre père à domicile tous ensemble.» Il y a peu, une personne âgée dépendante et pauvre n’avait pas le choix: elle devait, tôt ou tard, finir ses jours à l’hospice. Aujourd’hui, on lui propose une formule à la carte: portage des repas, aide à la toilette, aide ménagère, coiffeur, accompagnement dans la vie quotidienne… Mais le maintien à domicile est difficile à mettre en place, parce qu’une personne âgée peut user cinq gardes-malades avant de se ranger à l’avis de ses enfants et parce qu’il coûte cher – de 20 000 à 30 000 francs par mois pour une présence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Qui paie? Qui peut payer une somme pareille? L’Etat n’aide financièrement que les plus démunis et les retraites sont souvent insuffisantes; bref, il faut être riche pour s’offrir de tels services.
«Alors que la solution du maintien à domicile devrait être tentée le plus longtemps possible, son organisation est d’une complexité épouvantable, regrette le Pr Joël Ankri, gérontologue à l’hôpital Sainte-Périne, à Paris. Cela décourage les généralistes et les assistantes sociales, qui se replient sur les maisons de retraite.» Pour la première fois, des associations d’aide à domicile, des fédérations d’employeurs et des familles vont manifester le 21 octobre, à Paris, pour réclamer des moyens supplémentaires. «Rester chez soi est un droit qui n’est pas reconnu à sa juste valeur, s’insurge Christiane Martel, présidente de l’Union nationale des associations de soins et services à domicile, qui regroupe 1 500 structures et 80 000 personnes. Les aides accordées aux familles sont franchement insuffisantes.» En effet, la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, qui accordait jusqu’à quatre-vingt-dix heures d’aide ménagère par mois, n’en n’accorde plus guère que trente. Résultat: le nombre de personnes âgées bénéficiant d’une aide ménagère à domicile a baissé d’un tiers entre 1992 et 1999. Et c’est toute la famille qui se met au repassage.
«Tout le monde n’est pas impliqué de la même façon dans ce bel échange de solidarité, souligne la sociologue Simone Pennec, responsable d’une formation en gérontologie sociale à l’université de Brest. Ce sont surtout les filles qui s’occupent de leurs vieux parents.» Le fait de ne pas avoir de filles est deux fois plus pénalisant pour le maintien à domicile, selon le Credoc, que de ne pas avoir de fils. Michel, 68 ans, se bat depuis des mois pour que son frère, un artisan à la retraite, prenne en charge leur vieille mère de 94 ans. «J’entretiens tous les jours son feu, son jardin, sa maison et lui ne fait rien, se lamente-t-il. Je suis fatigué, je ne peux plus continuer. Mettre ma mère en maison de retraite? Ce serait la faire mourir à petit feu.» Après mûre réflexion, Michel vient de saisir le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, au nom de l’article 205 du Code civil, qui fixe une obligation alimentaire réciproque entre les parents et les enfants. On n’est pas obligé d’aimer son parent, mais on doit l’aider financièrement. «Les enfants, eux-mêmes âgés, trouvent indécent de donner de l’argent à leurs vieux parents, alors qu’ils doivent payer les études de leurs propres enfants», explique Jacqueline Rubbelin-Devichi, présidente de l’Association française de recherche en droit de la famille. D’autres refusent d’entretenir des vieux qui, en leur temps, ont été ingrats.
Sans nouvelles de leurs enfants, sans visites des vieux amis, certaines personnes âgées vieillissent dans l’isolement le plus complet. A l’abri des regards. «Ce qui est demandé aux vieux, c’est de conserver au maximum les attributs de la jeunesse, la beauté, la santé, la forme physique, explique l’anthropologue Bernadette Puijalon. Ce qui leur est demandé surtout, c’est de ne pas manifester trop de déchéance, de ne pas être trop visibles dans le paysage social. Lorsque leur corps ne correspond plus aux normes sociales en vigueur, on les met dans les structures ghettos.»
Il suffit parfois d’une infection respiratoire ou d’une grippe pour que des familles, au bout du rouleau, amènent leur vieux père à l’hôpital. «Elles partent en vacances et ne savent pas quoi en faire, explique un médecin. Le vieux se retrouve coincé à l’hôpital, en attendant que l’assistante sociale trouve une solution.» Face à une demande croissante, les praticiens sont tentés d’exercer leur discipline d’une façon technicienne, rapide et pointue. Ils traitent plus les maladies que les malades. Résultat: la personne âgée devient un être anonyme, identifiable à la seule gravité de ses troubles. Colette, 54 ans, raconte, encore bouleversée, le bref séjour de son père à la Salpêtrière. «C’était épouvantable. Il a eu son scanner à 5 heures du matin, on l’a laissé seul sur son chariot sans rien dire, alors qu’il était affolé, raconte-t-elle. Quand je lui ai rendu visite, il était attaché. C’est vrai qu’il était agité, mais tout de même. Il m’a fait comprendre qu’il avait besoin d’aller aux toilettes. Une infirmière m’a dit que je n’avais qu’à utiliser le pistolet dans la salle de bains. Je n’ai pas la moindre idée de ce que c’est… Elle me demandait une chose qu’en tant qu’enfant on ne peut pas faire. Un père reste toujours un père. Il y a des images qu’on ne peut pas infliger à la famille.»
La plupart des médecins hospitaliers ne souhaitent pas avoir dans leurs murs des personnes en fin de vie pour lesquelles ils ne peuvent plus rien et qui plombent leur budget. «J’estime que 70% des patients qui sont dans mon service n’ont rien à y faire et seraient mieux en maison de retraite, affirme Jean-Marie Vétel, chef du service de gérontologie au CHU du Mans. On fait vivre dans une ambiance de pensionnat, avec une bouffe de pensionnat, des gens qui n’ont rien à faire en pensionnat.» Ce praticien propose carrément aux pouvoirs publics de supprimer les unités hospitalières de long séjour qui prennent soin des personnes âgées dépendantes, pour placer celles-ci dans des maisons de retraite équipées. D’autres insistent sur leur mission de service public. «Je vois des gens pleurer dans mon bureau parce qu’ils ont vu toutes les portes se fermer, raconte Catherine Lacroix-Fichter, gériatre au centre hospitalier de Valence. Comme cette femme atteinte d’un cancer du sein qui me disait : Mon mari est mort, mon père me réveille dix fois par nuit, et je n’en peux plus. Nous devons faire le maximum pour les aider.»
Si plus de 1 Français sur 3 de plus de 80 ans continue de vivre à la maison, certains se résignent à quitter leurs meubles, leurs plantes, leurs voisins et leur chien, pour finir dans une institution spécialisée. «La maison de retraite, malgré les efforts réalisés récemment dans les établissements tant publics que privés, est fortement redoutée», observe Geneviève Laroque, présidente de la Fondation nationale de gérontologie. Les familles vivent cette solution comme un abandon de leurs parents, qu’elles ne peuvent plus assumer, malgré tout leur amour; la démence, une récente hospitalisation, des difficultés pour manger et un revenu inférieur à 5 000 francs précipitent leur décision. Le pensionnaire, lui, se trouve confronté à sa propre mort. «Vous iriez, vous, en maison de retraite ? lance Renate Gossard, la pétulante présidente des Panthères grises, un mouvement qui défend les femmes de plus de 50 ans. Tout comme on ne déracine pas les vieux arbres, on ne s’habitue pas à la colo à 85 ans!» Surtout quand les institutions sont pleines de Tatie Danielle. Josette, 63 ans, qui a mis sa mère en institution, raconte: «Les vieilles dames ne s’entendent pas très bien et sont très susceptibles, dit-elle. Quand l’une dit bonjour et que l’autre ne répond pas, parce qu’elle n’a pas entendu, c’est un drame.»
L’âge moyen des pensionnaires en maison de retraite est aujourd’hui de 84 ans et la durée moyenne des séjours, qui était d’une dizaine d’années il y a vingt ans, a brusquement chuté à deux ans et demi. On y entre plus tard, plus dépendant. «Les établissements doivent à la fois être plus médicalisés et offrir le confort de vie qu’on attend d’eux, explique Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs d’établissement d’hébergement pour personnes âgées (Adehpa). L’immense majorité des maisons de retraite sera aux normes d’ici à une dizaine d’années.» En attendant, l’Adehpa réclame la fermeture de 5% des établissements et l’accroissement des moyens mis à la disposition des personnes âgées. L’absence de stimulations intellectuelles, faute de personnel, la perte de tout statut social valorisant, des soins psychologiques inexistants et une infantilisation pesante accroissent la détresse des personnes âgées, qui dépérissent. Sont-elles à ce point des êtres inférieurs pour qu’on ne leur propose que des chorales et des goûters? «Depuis que je suis ici, je ne me lève pas beaucoup, regrette Marguerite, 79 ans, qui se remet d’une opération du col du fémur dans une résidence de luxe parisienne, pour 20 000 francs par mois. Je suis pressée de rentrer chez moi. Je veux marcher dans les rues, je ne demande pas de choses extraordinaires, juste marcher dans les rues de Paris.»
Culpabilisées par leur dépendance, qu’on leur reproche, ou leur faiblesse, dont on se sert parfois, les personnes âgées se retrouvent chargées de tous les torts. On n’est plus un citoyen quand on est vieux, disent-elles, on est transparent. «J’ai découvert un monde oublié, hors normes, souvent hors la loi», confie le médecin Denis Labayle, qui a passé trois ans à enquêter, incognito, dans les maisons de retraite. Il en a tiré un livre remarquable, La Vie devant nous (Seuil), où il raconte le meilleur, un personnel admirable, une qualité des soins irréprochable, et le pire, des vieux déshydratés, des portes fermées à clef… «Au nom du marché de l’or gris, la majorité des résidences tournent autour de 100 lits, dit-il. Quand on est vieux, on est livré pieds et poings liés. On fait trois chutes chez soi et on se retrouve dans le circuit de la déchéance.» Selon l’association Alma, un réseau d’écoute téléphonique consacré aux personnes âgées maltraitées, le nombre d’appels évoquant les négligences dont elles sont victimes ne cesse d’augmenter. C’est la famille qui est le plus souvent à l’origine d’abus (58,7%), les amis et voisins représentent 17%, les professionnels soignants à domicile ou en institution, 12%.
Mais c’est la solitude qui mine tous les vieux parents. Après 80 ans, les personnes âgées se voient dépossédées de leur rôle par leurs propres enfants. Quand un petit-fils arrive, une grand-mère d’une cinquantaine d’années consacre en général moins de temps à ses parents, pour s’occuper du nouveau venu. «Maintenant que ma fille est grand-mère, je ne sers plus à rien», entend-on souvent assurer les anciens. Non seulement leurs enfants préfèrent pouponner avec leurs petits- enfants, mais leurs vieux compagnons de route s’éclipsent, usés par la maladie. La sociabilité des personnes âgées de 80 ans et plus se limite à cinq contacts par semaine, selon une récente enquête de l’Insee consacrée à la sociabilité. «Rien n’est financé pour lutter contre la solitude des personnes âgées, regrette la députée socialiste Paulette Guinchard-Kunstler. On paie des heures d’aide ménagère, mais pas le soutien psychologique, qui est pourtant indispensable.» Dans son rapport Vieillir en France, remis au Premier ministre, Lionel Jospin, en 1998, elle propose 43 mesures pour améliorer la prise en charge des vieux, dont deux suggestions de poids: un «institut du vieillissement» et une «prestation unique dépendance», pour remplacer l’actuelle prestation spécifique dépendance (PSD), aujourd’hui très critiquée pour son caractère inégalitaire et aléatoire.
Promise par tous les hommes politiques de ces vingt dernières années, notamment par le président Jacques Chirac, préparée par de multiples études aux conclusions fort proches, dont la mise en place était toujours retardée, la PSD a vu le jour en 1997. Mais les contraintes budgétaires ont réduit à pas grand-chose la noble ambition de départ – celle de mieux aider les personnes âgées en difficulté. Réservée aux revenus très modestes, elle ne touche que 120 000 personnes, alors que 1,3 million sont potentiellement concernées. En pratique, son montant dépend du conseil général, avec des distorsions injustifiées: il vaut mieux vieillir dans une maison de retraite du Cantal (80 francs par jour et par personne) ou du Nord (90 francs), que des Landes et de l’Yonne (30 francs). Autre sujet d’accrochage: au décès de la personne, le département récupère ce qu’il a dépensé en puisant dans l’héritage, ce qui dissuade les possibles bénéficiaires.
Chargé par la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry, de trouver une alternative à cette PSD qui fait l’unanimité contre elle, le maire d’Orléans, Jean-Pierre Sueur, propose de lui substituer une aide personnalisée à l’autonomie (APA), avec la mise en place d’un tarif unique: de 3 000 francs à 7 000 francs selon le degré de dépendance, qui comporte quatre niveaux. Coût de l’APA: 12,4 milliards de francs. Le projet de loi, qui devait être présenté au Parlement cet automne, vient d’être repoussé, à cause du départ de Martine Aubry pour la mairie de Lille. «Mon espoir, c’est que la loi soit votée en 2001, pour être appliquée en 2002», précise Jean-Pierre Sueur. Ne voyant rien venir, le Comité national des retraités et personnes âgées vient d’envoyer un cahier de doléances à Lionel Jospin. «L’aide apportée n’est pas à la mesure de la dépendance, regrette son président, Maurice Bonnet. Le désengagement progressif de la Sécurité sociale vis-à-vis du quatrième âge fait peser sur les actifs des coûts prohibitifs.» Qui peut payer 10 000 à 15 000 francs par mois pour séjourner en maison de retraite, quand près de 3 retraités sur 10 ne perçoivent que 3 400 francs par mois? La plupart des professionnels réclament que la dépendance soit considérée comme le nouveau risque social, après la maladie, les accidents du travail, la famille et la vieillesse: un cinquième risque comme en Allemagne, qui verse une prestation dépendance à 1,5 million de personnes, sans conditions d’âge ni de ressources.
«Si rien n’est fait rapidement, c’est vers l’assurance individuelle que les personnes âgées vont se tourner, analyse le directeur du Credoc, Robert Rochefort, qui vient de publier Vive le papy-boom (Odile Jacob). Il faudra de plus en plus être responsable de soi-même, autonome le plus longtemps possible.» Six Français sur dix se disent prêts à cotiser à une telle assurance, selon une enquête de son institut. Certains le font déjà. Peu: 3 000 personnes ont souscrit le contrat Futur autonomie, proposé depuis octobre 1999 par huit groupes de prévoyance réunis dans l’Association prévoyance et vieillissement. D’autres poussent la discrétion jusqu’à souscrire des conventions obsèques, dispensant à l’avance leurs descendants de ce dernier devoir. Paradoxe de notre société, toutes les générations semblent très mal à l’aise pour réfléchir à leur avenir, alors qu’il n’a jamais été aussi sûr qu’il sera de longue durée. La France est en retard. C’est en tout cas ce que démontre l’étude menée par le cabinet Ernst & Young, dans sept pays d’Europe, sur la manière dont les pouvoirs publics anticipent l’impact de la longévité. Les premiers sur le podium sont le Danemark et la Hollande qui décrochent un 7 sur 10. Au Danemark a été créé un «bureau de la vieillesse et des sports», et les Pays-Bas sont précurseurs en matière de prise en charge à domicile. Sur la dernière marche, avec un 3 sur 10, se trouvent l’Italie, la Suisse et la France. Comment bâtir un nouveau pacte intergénérationnel équitable? Et transformer les conflits de génération en échanges constructifs? Tous les experts le disent, la solidarité ne pourra pas exiger une trop longue assistance d’une génération à l’autre. «De même que, par le passé, les femmes ont revendiqué la prise en charge de la garde de leurs enfants par l’Etat, il est plausible qu’elles fassent de même pour la garde de leurs vieux parents et se mettent aux abonnés absents, prévient l’économiste Bernard Préel, dans son excellent ouvrage Le Choc des générations [La Découverte]. On pense encore les relations entre les âges en termes d’aide d’une génération à l’autre, alors qu’il s’agit tout simplement de vivre ensemble.» Jeunes et vieux ont des activités de plus en plus différenciées, sur des territoires séparés et à des moments distincts. On se croise. On se toise. On se partage l’espace, la rue, les trottoirs. Aux seniors, on dit «poussez-vous», au plus vieux, «dégagez», et à tous, «place aux jeunes». Et encore, la France échappe-t-elle à la mode des Sun Cities, ces villes nouvelles de Floride et de Californie interdites aux moins de 55 ans !
Tous ceux qui s’occupent des personnes âgées dépendantes l’affirment: reconnaître la dignité de ceux qu’ils soignent passe, d’abord, par l’intérêt qu’ils portent à leur récit. Qui chantera demain l’odyssée du réfrigérateur ? Qui contera l’épopée du téléviseur ? Depuis vingt ans, la prise en compte des problèmes liés à la vieillesse obéit à des impératifs purement financiers. A l’approche sociale, caractérisée par l’aide à domicile et les animations pour le troisième âge, qui a prévalu après la Seconde Guerre mondiale, à l’approche sanitaire et médicale des quinze dernières années, il serait peut-être temps d’apporter une touche civique et culturelle. Parmi les propositions qui fleurissent pour donner à nos vieux parents une place plus douce: un congé familial, inspiré du congé parental, des accueils temporaires, le week-end ou pendant les vacances, des grand-mères de substitution, des appartements intergénérationnels… «Il faudrait aussi mettre plein de tendresse et de dignité, ajoute Renate Gossard, la Panthère grise, qui devait défiler à la Marche des femmes, le 14 octobre, à Bruxelles, avec un fauteuil roulant, hautement symbolique. On y passera tous. Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous les vieux de demain.»
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